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Monde agricole : comment le financement des formations favorise un modèle mortifère

Monde agricole : comment le financement des formations favorise un modèle mortifère

Le système de formations censé accompagner l’installation des nouveaux paysans favorise l’ordre établi, au détriment des profils non issus du milieu et d’une agriculture plus écologique.

Amélie Poinssot

10 février 2024 à 14h33

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Au cœur du jaillissement de la colère agricole, le 17 janvier dernier, il est un paradoxe. Le métier de paysan, si souvent dévalorisé et sous-rémunéré, fait appel à un nombre considérable de compétences. Des compétences telles que pour celles et ceux qui n’ont pas grandi dans une ferme, les lacunes à combler sont immenses et nécessitent un solide accompagnement.

Car au-delà de la longue acquisition de savoir-faire techniques, biologiques, vétérinaires, comptables, reprendre une ferme est un projet de vie où il faut apprendre à se débrouiller face à une multitude de problèmes non anticipés – aléas climatiques, réparations mécaniques, maladies, fluctuations du marché... –, à naviguer entre des démarches administratives complexes, à accepter une certaine sédentarité. Pour les « non issus du milieu agricole » (Nima), de plus en plus nombreux à rejoindre le secteur, souvent après une reconversion professionnelle, ce parcours jusqu’à l’installation dure en moyenne entre trois et cinq ans.

Ces « néo » nourris de convictions écologiques pourraient transformer l’agriculture, la rendre moins productiviste et moins nocive pour la santé et les écosystèmes. « La rupture du modèle agricole est deux fois plus rapide avec ceux qui s’installent qu’avec ceux qui sont en place », dit Raphaël Bellanger, paysan mayennais élu au conseil d’administration de la Fadear (Fédération associative pour le développement de l’emploi agricole et rural), un réseau engagé dans l’accompagnement de cette nouvelle population agricole.
Stage de formation sur une ferme maraîchère, en Essonne, avril 2023. © Photo Amélie Poinssot / Mediapart

Or c’est là que le bât blesse. Les ressources publiques allouées aux associations qui assurent la formation de ces publics sont ridicules, au regard de ce qui est attribué aux chambres d’agriculture et autres organismes orientés vers le modèle dominant, où siègent majoritairement les élu·es des syndicats FNSEA et JA.

Ces associations qui prônent une autre agriculture sont en manque chronique de financement et accompagnent pourtant un nombre croissant de personnes non issues du milieu. Des gens qui sont parfois à la toute genèse d’une envie, parfois plus avancés dans leur projet, mais qui ne sont pas encore prêts à reprendre une exploitation, comme le sont habituellement les dossiers traités par les chambres d’agriculture.

Deux réseaux rassemblant une flopée de structures locales sont impliqués dans ce domaine : la Fadear, et les Civam (centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural). La première reçoit quelque 7 000 personnes par an ; les Civam, environ un millier.

L’association Abiosol, située en Île-de-France, fait partie de ces réseaux. Jade Jourdan, formatrice, explique l’intérêt de l’accompagnement proposé : « Les personnes qui ne viennent pas du milieu ont une approche théorique et fantasmée, elles ont d’abord besoin d’une immersion dans une ferme pour vérifier si elles sont effectivement prêtes à changer de vie. » Ce premier contact se fait au cours d’une formation intitulée « Paysan·ne demain ? ».

Une deuxième formation, « De l’idée au projet », que l’on retrouve un peu partout dans les réseaux Fadear et Civam, permet d’éviter d’envoyer au casse-pipe celles et ceux dont la motivation n’est pas assez solide, et de conforter les autres. Ceux-ci poursuivront ensuite leur long apprentissage, le plus souvent en passant par un BPREA (brevet professionnel responsable d’entreprise agricole, formation diplômante délivrée dans des lycées agricoles).
Des ressources et des miettes

Dans les Côtes-d’Armor, l’association Agriculture paysanne a lancé ces formations « De l’idée au projet » il y a déjà une quinzaine d’années. « Nous compensons des absences de l’État que les chambres d’agriculture ne prennent pas en charge, lâche l’éleveuse Cécile Thomas, la présidente de la structure. Ces dernières ne se sont pas adaptées au changement de public qui arrive en agriculture. »

Sébastien Windsor, le président des chambres d’agriculture, reconnaît que les « points accueil installation » de ces organismes départementaux, première porte d’entrée dans la profession, « sont plutôt dédiés à des jeunes qui ont déjà un projet avec un minimum de maturité » et qu’ils n’aident pas à bâtir un projet. « Je dois avouer qu’il n’y a pas beaucoup de dispositifs pour ceux qui arrivent avec une idée, mais pas de projet, pas de chiffres, etc. Ce n’était pas notre rôle », nous disait-il en juillet. Les chambres d’agriculture touchent plus de 500 millions d’euros de fonds publics par an.

De quelles ressources disposent donc les associations qui œuvrent au renouvellement de la population agricole, alors que le secteur est traversé en ce moment par une vague massive de départs à la retraite ?

Au sein de l’empilement d’instances et de sigles propres au monde agricole se cache un fonds stratégique. Un paquet d’argent public au nom abscons de Casdar, pour compte d’affectation spéciale développement agricole et rural. C’est là que l’on trouve les sommes affectées par le ministère de l’agriculture à l’accompagnement à l’émergence de projets agricoles.

Cette ligne budgétaire, qui pèse 2 % dans l’ensemble des 7 milliards d’euros du ministère pour l’année 2024, est alimentée par un prélèvement obligatoire sur le chiffre d’affaires des exploitations, autrement dit par tous les agriculteurs et agricultrices. Or cet argent est réparti de façon très inégale. Les deux tiers sont affectés aux chambres d’agriculture et aux instituts techniques – c’est-à-dire les centres de recherche des différentes filières de production. Dans ce camembert hétéroclite, la Fadear et le réseau Civam ne touchent que quelques miettes : 0,1 % du fonds pour la première, soit, jusqu’à l’année dernière, une modique somme de 130 000 euros par an ; 0,5 % du fonds pour le second, soit 715 000 euros.

Ces associations, avec d’autres, avaient fait, fin 2021, des demandes de hausse de dotation auprès du ministère. Elles n’ont pas été entendues. Au même moment, près de 100 millions d’euros dormaient sur le compte du Casdar… Une sous-utilisation récurrente de ses crédits se cumule d’année en année.

Si l’on en croit les orientations du ministère, ce fonds est destiné à « massifier la transition agroécologique ». Il vise deux objectifs : « contribuer à la souveraineté alimentaire » et « contribuer à la résilience des exploitations agricoles aux aléas économiques, changement climatique et risques sanitaires [...] ». N’est-ce pas précisément ce que font la Fadear et les Civam ? Leur philosophie repose en outre sur le redéploiement d’une agriculture paysanne, autrement dit une agriculture de petites fermes, sans produits chimiques, vertueuse pour le climat et les écosystèmes.

La Bretagne ne fait pas face à une pénurie de candidats mais à la nécessité de mieux les accompagner.

Le conseil régional de Bretagne

Ces associations se retrouvent obligées de bricoler des appels à projet à répétition auprès du ministère ou, localement, auprès de collectivités territoriales, ce qui les met dans une grande précarité. « Cela ne permet pas d’avoir les coudées franches et la souplesse pour pouvoir travailler dans la durée, regrette Raphaël Bellanger. Nous ne touchons de l’argent que pour des actions précises, cela nous oblige en permanence à remonter des dossiers. »

Dans les régions, c’est auprès des budgets « formation » et ceux du programme Aita (aide à l’accompagnement à l’installation et la transmission en agriculture ») que ces associations décrochent des financements. D’après un rapport de la Cour des comptes publié l’an dernier, ce programme atteignait en 2021 20,3 millions d’euros sur l’ensemble du territoire. Cette somme ne constitue qu’une part infime – 5 % – du total des dépenses publiques consacrées à l’aide à l’installation. Et seul l’un de ses volets – un volet fourre-tout intitulé « communication-animation » – consacre de l’aide à l’accompagnement à l’émergence de projets. Cela représente à peine cinq millions d’euros par an.

Des chiffres à mettre en regard de l’ensemble des aides à l’installation en agriculture, versées sans condition environnementale : elles pèsent plus de 350 millions d’euros en France chaque année. On y retrouve la « dotation jeune agriculteur » (DJA), subvention issue de la PAC (politique agricole commune) destinée aux personnes âgées de moins de 40 ans quand elles s’installent dans une ferme, ainsi que diverses exonérations fiscales et sociales. Ces dernières pourraient d’ailleurs augmenter, d’après les dernières annonces de Gabriel Attal pour répondre à la crise agricole.

Dans ce paysage, le cas de la région Bretagne est éloquent, alors que la question d’une transition agroécologique s’y pose avec urgence, tant le modèle breton est mortifère. L’ensemble des associations du Pôle InPact (structure réunissant dix associations investies dans le développement agricole et rural, parmi lesquelles la Fadear et les Civam) ne touchent qu’une somme symbolique : seulement 48 000 euros du programme Aita leur sont attribués par le conseil régional chaque année.

Pour se financer, certaines de ses associations sont allées jusqu’à solliciter des fondations privées – un comble pour une mission d’intérêt général. Selon nos informations, la fédération bretonne des Civam bénéficie ainsi, depuis 2022, d’un financement de WWF. La fondation environnementale contribue à hauteur d’environ 60 000 euros par an pour les activités des Civam liées à l’accompagnement, l’installation, et la transmission des fermes.

Pour tenter d’obtenir un financement pérenne, le réseau du Pôle InPact avait demandé, pour 2023, une dotation de 445 000 euros. Réponse de la région : négative. Le développement de la formation figure pourtant parmi les principaux axes du plan stratégique voté fin 2022 par le conseil régional breton pour répondre au défi du renouvellement des générations en agriculture.

De l’aveu même du conseil régional, « la Bretagne ne fait pas face à une pénurie de candidats mais à la nécessité de mieux les accompagner ». La suite logique de ce constat devrait consister en une réorientation complète de la formation à destination de ces nouveaux publics, avec un budget adéquat... Las, le plan stratégique annonçait une somme d’à peine 400 000 euros pour 2023, destinée à « renforcer l’expérimentation » autour de l’accompagnement à l’installation de 165 personnes non issues du milieu agricole. Où cet argent est-il allé ? Les associations du Pôle InPact, spécialistes de ces publics, n’en ont pas vu la couleur.
Manque de volonté

La répartition du Casdar et des budgets régionaux n’est cependant pas le seul obstacle à un accompagnement des nouveaux profils en agriculture qui serait à la hauteur des urgences écologiques. Depuis 2019, l’organisme financeur de la formation professionnelle en agriculture Vivea, auquel cotisent toutes les exploitantes et exploitants agricoles, ne prend plus en charge les formations à l’émergence de projet : 10 à 12 millions d’euros ont subitement disparu du dispositif.

Si depuis d’autres organismes financeurs sont entrés dans la danse pour prendre en charge les candidat·es à un projet agricole exclu des nouvelles règles de Vivea, « les formations financées par le CPF [compte personnel de formation – ndlr], Pôle emploi et les régions n’ont pas compensé cette diminution », indiquait en 2022 un rapport de l’administration chargée d’évaluer les politiques publiques en matière de politique agricole et alimentaire, le CGAAER. L’audit souligne « l’incapacité actuelle du dispositif national à accueillir tous les porteurs de projets dans des conditions satisfaisantes et acceptables par tous » et dénonce « la faiblesse des partenariats avec les acteurs “minoritaires” », ainsi que « l’étroitesse et parfois la rigidité des offres de formation ».

Comble, là aussi, quand on se plonge dans les comptes : Vivea dégage un excédent budgétaire presque équivalent au montant de ce qui a été supprimé. Fin 2021, 8,7 millions d’euros – sur un total annuel de cotisations s’élevant à 57 millions d’euros – n’avaient pas été utilisés.

Certaines régions, comme l’Occitanie, ont pris le relais sur le financement de ces formations. Mais d’autres n’ont pas suivi. En Auvergne-Rhône-Alpes, présidée par le très droitier Laurent Wauquiez (LR), 500 000 euros de crédits de formation ont été perdus. Une situation très excluante pour celles et ceux qui n’ont pas les moyens de payer eux-mêmes leur formation.

Casdar, AITA, Vivea : voilà donc trois types de financement qui montrent qu’en dépit des discours, la puissance publique n’a pas la volonté d’attirer largement vers l’agriculture, qu’elle ne tient pas compte de la diversification des publics, qu’elle ne profite pas de cette opportunité pour orienter massivement vers une agriculture plus écologique. Et qu’elle se défausse sur un immense travail associatif sans lui en donner les moyens.

Au printemps dernier, le CGAAER rendait un nouveau rapport, centré sur l’accompagnement à l’installation des personnes non issues du milieu agricole. L’État devrait y consacrer cinq à dix millions d’euros supplémentaires, écrivent les hauts fonctionnaires chargés d’inspecter le bon emploi des ressources publiques.

Cette enquête est tirée du livre Qui va nous nourrir ? Au cœur de l’urgence écologique, le renouveau paysan, paru le 7 février chez Actes Sud.

Amélie Poinssot

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Publié le mercredi 14 février 2024, par La Marmite.